Prince Noir, histoire d’un rubis qui n’en était pas

Le grand négociant et collectionneur de pierres fabuleuses, Jean-Baptiste Tavernier, déclare avoir vu deux «rubis» en Inde, appartenant au roi de Bijapur, pesant 50 et 17,50 carats d’époque*, qu'il évalua respectivement à 600 000 et à 74 550 francs d’époque. Le roi d'Ava était en possession d'un «rubis» monté dans un protège-oreille de la taille d'un œuf de pigeon. A l’encontre du diamant où des pierres de 50 voire 100 carats sont parfois mises en vente,  un rubis de 50 carats est exceptionnel.

Saint Épiphane a dit que « la lumière du rubis est d’une nature si extraordinaire que rien ne peut l’arrêter, qu’elle brille même au travers des vêtements les plus épais ».

C’est le joyau qui intéressa peut-être le plus l’Empire britannique ; le grand rubis, qui avec sa taille d’un petit œuf de poule était placé à la place d’honneur sur le front de la couronne de l’Empire.

The Black Prince

C’est le premier joyau historique de l’Histoire anglaise. Il a appartenu au Prince Noir, le fils aîné d’Édouard III et de Philippa de Hainaut, Eduard Plantagenêt prince de Galles, comte de Chester, duc de Cornouailles et prince d’Aquitaine. Les Gascons le surnommaient «Princi Negue» car il portait toujours une armure en métal noir.
Une armée contre un rubis

La France est en pleine guerre de Cent Ans, et il se fait, dès sa jeunesse, une réputation de brute sanguinaire menant des campagnes à travers le Sud-Ouest. Les troupes du prince sèment la terreur, assiégeant Carcassonne, Narbonne, et détruisant complètement Castelnaudary.

Le «rubis» lui est parvenu, comme de coutume dans la chevalerie, sur le champ de bataille. A cette époque, les princes et les rois d'Europe étaient habitués à se prêter mutuellement des forces armées, grandes ou petites, pour accomplir des exploits militaires, l’un plus cher que l'autre. C'est ainsi qu'Édouard III avait prêté une petite armée de quatre à cinq mille soldats anglais à Don Pedro, roi de Castille, pour qu'elle soit employée au cours d'une courte campagne en Espagne. Principalement grâce au savoir-faire du Black Prince, aidé par des belliqueux soldats anglais, le roi de Castille vainquit ainsi ses ennemis à la bataille de Nàjera, près de Vittoria. En remerciement pour ce service, Don Pedro donna au Black Prince son bijou le plus précieux : un énorme «rubis» de 170 carats, octaédrique d’environ 5 cm.

Il proviendrait d’une mine du Badakhchan au nord de l’Afghanistan. Ayant appartenu aux Princes Moghols, qui avaient l’habitude de pendre des pierres précieuses à leurs turbans, manteaux, colliers et même aux baldaquins au-dessus de leurs trônes. Ceci est fort possible. En effet, sur le haut du rubis, il y a une perforation qui montre de manière évidente qu’il devait être porté suspendu. Le perçage de pierres précieuses est un très ancien usage d’origine orientale. Le rubis pourrait être aussi originaire de Birmanie aujourd’hui Myanmar), où des rubis plus petits mais similaires sont encore trouvés de nos jours.

Quelle que soit son origine, le rubis est entré en possession de la couronne britannique en 1367-68, et a depuis traversé de nombreuses aventures avant de trouver sa place sa bien méritée, en toute sécurité dans la  Tour de Londres auprès des « English Regalia ».

Mauvaise conscience ?

«Le rubis, rouge comme le sang» (actuellement classé sous le nom sang de Pigeon), était arrivé dans les mains de Don Pedro de façon sanglante. Il appartenait au roi de Grenade en 1367 et Don Pedro convoitait cette plus belle gemme du monde occidental. Il prit donc la décision d’obtenir la pierre en tuant simplement et de sang-froid l’émir de Grenade qu’il avait invité à un somptueux banquet. Le cadeau au Prince Noir, si généreusement offert, était vraisemblablement un prétexte pour se débarrasser d'un trésor qui lui rongeait sa conscience.

Le Prince Noir, utilisant le trou percé, avait fait coudre le rubis à un bonnet de velours qu’Il portait sous sa couronne, selon une ancienne gravure qui montre la gemme ainsi disposée. Le Prince meurt en 1376, un an avant son père, Édouard III, et n’a donc jamais été sur le trône ; mais le rubis est légué à son autre fils, qui devint ensuite Richard II. Henri IV, usurpa ensuite le trône et probablement aussi le rubis qui ne réapparaîtra pas avant le règne suivant, celui d’Henri V.

 A Azincourt

Une aventure très remarquable et passionnante s’ensuivit, car le rubis a participé à l'une des plus grandes victoires britanniques, la bataille d'Azincourt (1415).

La coutume à cette époque voulait que les rois participassent aux combats avec leurs troupes et surtout se battent à leur tête. Comme il ne devait y avoir aucune erreur à ce sujet, le souverain portait un diadème royal autour de son casque ou une armure rutilante.

Ainsi vint Henri V le matin d’Azincourt, portant le grand rubis scintillant sur le devant de son casque. Alors que la bataille se déroulait en avance et à reculons, beaucoup de rencontres fougueuses et héroïques eurent lieu entre les champions redoutés des deux côtés, chacun choisissant un opposant digne de son rang. Le grand-duc d’Alençon, cherchant sans doute un duc ou un comte anglais, tombe sur une figure imposante qui, de son allure, sa riche armure et son casque rutilant, était évidemment un chevalier d’importance. Le duc d'Alençon lance un combat mortel. Le duel était féroce et beaucoup de coups rusés et féroces sont portés, mais finalement Henri V l’emporta, et le duc d'Alençon était désarçonné et fait prisonnier, pour être plus tard détenu, pour en obtenir une rançon.

La bataille terminée, la victoire d’Azincourt obtenue, le roi n'étant pas encore reconnu, enleva son armure et son casque, pour découvrir qu'un coup de sabre avait juste manqué de quelques centimètres le grand rubis, ou peut-être l’avait-il détourné. En effet, un puissant coup de l'épée du duc d'Alençon avait taillé une partie du diadème en or dans lequel le rubis avait été serti. C'était aussi la dernière fois que le rubis participa à une bataille, bien que d'autres étaient d'avis qu'un bijou si frappant et impressionnant serait toujours un avantage lors d’une bataille.

Caché puis retrouvé

L'Angleterre connut une autre bataille importante qui décida non seulement d’une révolte locale, mais influença le cours de son Histoire. Lors de cette bataille, qui c’est déroulée à Bosworth Field, Richard III, le Bossu, fut vaincu par Henri Tudor. Lorsque la bataille tourna mal, Richard, qui avait porté sa couronne tout au long de la journée, pris de panique, pour s’assurer une retraite, retire sa couronne et la cache dans un buisson.

Lors de la quête du butin l’on retrouve, entre autres choses, la couronne en bon état. De sorte que l'armée victorieuse était capable de couronner Henri VII roi d’Angleterre au milieu des morts et des mourants.
Lorsque Charles Ier fut décapité, le Parlement commanda que tous les insignes de la royauté soient détruits et les pierres précieuses vendues en liquidation.

Dans la liste des «Regalia», qui était conforme à cet ordre de destruction totale ou vente, nous trouvons : «Pour un gros ballas de rubis enveloppé dans du papier d'une valeur de 4 £.».  Ainsi dénigré et pour un prix plus que modique, le rubis du prince est passé à un acheteur inconnu. C’était peut-être un royaliste déguisé, un marchand de pierres, ou un accord fallacieux avec un parlementaire. Mais, nous retrouvons heureusement le rubis dans la Couronne de l'État sous Charles II en 1661.

Comme il est rapporté dans les annales, il y eut une tentative du colonel Blood de voler la couronne en 1649 et, pour la commodité du transport, il la plia en deux dans un sac. Au cours de ce traitement brutal beaucoup de pierres sont tombées, et parmi elles le grand rubis, qui fut heureusement retrouvé lors de la capture des brigands, dans la poche d’un complice, un certain Parrett.
Pourtant, dans ce cadre historique, la pierre n'était pas encore la propriété de l'État, mais était passée en possessions privées pour appartenir finalement à Lord Amson Hackney.

Enfin à l’abri

C'était la dernière grande aventure que connut le Black Prince. À partir de ce moment, il est passé successivement à quatorze rois et reines d'Angleterre et il occupe maintenant sa place parmi les joyaux de la couronne d'Angleterre, et repose en toute sécurité dans la tour de Londres où le grand public peut l’admirer.

Le rubis fut finalement analysé, il y a quelques décennies par des gemmologues, et coup de tonnerre dans le monde des pierres précieuses : le Black Prince n’était pas un rubis ou «escarboucles» du latin «carbunculus», mais un spinelle d’une qualité exceptionnelle ! Le rubis est du groupe du corindon, tout comme le saphir. Le spinelle est un aluminate de magnésium de couleur proche du rubis, identifié autrefois comme rubis, tout comme le «Timur Ruby» serti dans un collier de diamants appartenant lui aussi aux joyaux de la Couronne.
Le Black Prince fut desserti par la Reine Elisabeth du centre de la couronne et replacé en compagnie d’un diamant, tout aussi prestigieux : le Koh-I-Noor.

*Le carat de 0,20 gramme n’a été généralisé qu’en 1939. Auparavant le carat était différent d’un pays à l’autre et même d’une ville à l’autre.

Eddy Vleeschdrager